Un chant d’amour et de liberté
- Janacek en couverture de Lidove Noviny
- source image : Site de mestohudby.cz
C’est en 1916, en ouvrant le journal de Brno Lidové noviny, que Leos Janacek découvrait un magnifique cycle de poèmes courts signé « de la plume d’un autodidacte » aux mystérieuses initiales JD. Leur véritable auteur, le poète Morave Josef Kalda, les présentait comme les carnets laissés par un jeune paysan séduit par une tsigane, abandonnant tout pour la suivre, elle et leur enfant.
Un an plus tard commençait pour Janacek leur mise en musique et la composition de ce qui devint l’une de ses œuvres les plus singulières, jaillie en trois crises de fièvre créatrice : août 1917, avril 1918 et février-juin 1919.
Entre-temps, Janacek avait fait la connaissance de Kamila Stosslova, jeune femme de 38 ans sa cadette, pour laquelle il nourrit une passion dévorante, non payée de retour, mais qui l’amènera à briser toutes les conventions et la morale étroite de la société, pour afficher au grand jour son amour, véritable renaissance et moteur des œuvres majeures de la fin de sa vie.
- Kamila Stösslova
- source image : Site de radio.cz
« Et la tsigane brune de mon journal, ce fut précisément toi. Voilà pourquoi il y a tant de chaleur émotionnelle dans ces pièces. Tant de flammes que si elles nous prenaient tous les deux, il ne resterait de nous que des cendres », écrira-t-il à Kamila en 1927.
Pour mettre en scène aujourd’hui le Journal d’un disparu, il me semble indispensable de poser de nouveau la question de la liberté, d’interroger le regard que l’on choisit de poser sur celui qui nous est étranger. C’est pourquoi il m’a paru fertile d’y mêler les textes d’une grande poétesse rrom et polonaise, Papusza, contemporaine de Janacek. Comme une réponse de la Tsigane, venue ici nous parler de sa propre liberté.
« Chaque son, c’est un déferlement de passion »
écrit Janacek. Guidé par son propre désir, il nous offre en transmutation poétique la figure de Zefka « la noire tsigane », qui « se promène à la tombée de la nuit » - nuit sauvage d’une forêt mentale, libre et sans entraves. « Sa démarche était comme celle d’une biche » : c’est ainsi qu’elle apparaît au jeune paysan, animale, incandescente, et ses yeux comme « deux petites lumières, brillent dans la nuit noire ». Il le sait bien, lui narrateur et futur Disparu happé par l’« abîme sans fond » des yeux de Zefka : « le désir est rayon de ténèbres »1. Ainsi rêve-t-il que « la nuit puisse durer toute l’éternité pour que je puisse aimer jusqu’à l’éternité ».
Mais si ce Journal nous conte sa disparation volontaire dans la nuit du désir, c’est aussi le récit d’une émancipation face à l’ordre établi, d’un changement de point de vue sur une société qui semble avoir peur de la liberté.
Quelle transformation, en effet du premier au dernier chant ! « La noire tsigane » qui « tourne autour de notre maison », qu’il aimerait voir « partie au loin » et lui donne envie d’aller « tout de suite prier à l’église », objet de fascination-répulsion, devient au milieu du cycle celle qu’il aime et dont il pourrait devenir l’époux, sans pouvoir encore le formuler : « Quelle terrible pensée ! Si je devais dire à une tsigane : « maman », à un tsigane : « père », non ! je préférerais me couper le petit doigt ! »...
Enfin arrivé au dernier chant, la décision est prise : « pour moi, il n’y a plus de retour possible. Je veux faire tout ce que mon destin commande. Zefka m’attend, mon fils dans ses bras ! ». A travers cette libération très positive symboliquement, puisque sa passion est fertile et donne naissance à un fils, c’est pour mieux renaître à lui-même qu’il choisit de disparaître, mais de disparaître à une certaine société : celle de son monde d’origine, ce monde qui porte sur le peuple tsigane un regard déformé. Il choisit de s’identifier à ces étranges étrangers, associés à la nuit comme le négatif d’une société qui les rejette.
Cette haine dont témoigne en filigrane Janacek dans le Journal d’un disparu, nourrie depuis le Moyen-Âge par les mêmes processus de méconnaissance de la population Rrom, ne résonne que trop aujourd’hui dans nos consciences européennes, comme l’analyse très finement Jean-Pierre Liégeois : « le tsigane est perçu comme physiquement menaçant et idéologiquement perturbateur. Il est d’autant plus rejeté (on pourrait dire « refoulé » au sens psychologique du terme) qu’il est attirant, d’autant plus interdit qu’il est insaisissable, porteur d’une marginalité exaspérante par ses ambiguïtés. Le nomadisme notamment, réel ou supposé, pour le sédentaire est un danger et une perversion. Politiquement et psychologiquement, les Rroms font peur, ils font craindre le désordre et, en eux, c’est l’étrange qui est pourchassé pour être supprimé.2 »
Dans ces schémas ressurgissant avec constance à toutes les époques, les Rroms deviennent objets de projections et de fantasmes, parfois positifs, souvent négatifs, tandis que leur culture est totalement méconnue.
Une voix Rrom
C’est pourquoi nous proposons en regard et en réponse au magnifique Journal d’un disparu, de faire entendre une voix féminine, celle de la poétesse rromani Papusza, qui naquit en 1908 dans un tabor, campement nomade des « polska rroma » à l’Est de la Pologne.
- Papusza et sa famille
- source : Site de Cairn Info
Très jeune, Papusza (la poupée) décide d’apprendre en secret à lire et écrire, et paye pour cela des écoliers en butins divers. Dans la tradition de sa famille de musiciens elle apprend la harpe et dit la bonne aventure, chante, danse, improvise des poèmes et des épopées. Elle a la chance d’échapper aux grands massacres nazis, puis se voit « sédentarisée » avec sa famille par le régime communiste.
C’est alors qu’un poète polonais rebelle, Jerzy Ficowski, traduit et fait publier les nombreux textes de Papusza, ce que n’accepte pas sa communauté, qui l’accuse de trahison. Elle est bannie, rejetée dans la pauvreté et l’isolement. Après des séjours réguliers en hôpital psychiatrique, elle meurt en 1987.
L’œuvre de Papusza est unique, et son destin bouleversant. Pleinement reconnue par la communauté Rrom aujourd’hui, elle incarne un certain destin des Tsiganes en Europe, à la fois la puissance d’une culture et d’une tradition, et la tragédie d’une destruction et d’une perte (200 000 à 500 000 tsiganes ont été assassinés pendant la seconde guerre mondiale). Elle évoque notamment à travers un long poème magnifique, des Larmes de sang, comment elle et les siens ont fui à travers la forêt, « loin du monde » pour échapper aux traques.
- Papusza
- source image : Site de France Culture
Faire entendre la voix de Papusza, c’est pour moi donner la parole à la jeune Tsigane du Journal d’un disparu, c’est proposer de se laisser surprendre par les résonances croisées entre les deux œuvres, c’est vibrer à la découverte de poèmes magnifiques célébrant la liberté, sublimant la forêt et le lien à la nature si cher à Janacek comme au peuple Rrom.
« Terre, ô mes forêts !
Je suis ta fille.
Les forêts chantent, la terre chante,
et nous composons avec la rivière,
le chant rromani »
« Tombent, tombent les feuilles
sur les genoux des filles.
Les filles tsiganes, pauvres,
belles comme des myrtilles,
les dents blanches comme de vraies perles,
avec dans leurs yeux l’éclat du feu doré,
portent maintenant des boucles en feuille
comme des boucles en or pur. »
« Je suis tsigane,
et la nuit noire est ma soeur la plus naturelle ! »
Par là même c’est aussi faire entendre le rromani non comme langue d’une minorité dérangeante mais comme langue de création poétique, à l’instar des autres langues que l’on entendra dans ce spectacle. Une démarche que ne n’aurait sans doute pas reniée Janacek, lui qui fut si engagé dans la défense de la langue tchèque et n’eut de cesse de mettre en avant sa langue maternelle, le dialecte morave dans lequel est écrit le Journal d’un disparu.
« Les mélodies du parler » des langues européennes
Leos Janacek parcourait les campagnes et notait sur un carnet les « motifs » du langage parlé, tchèque ou morave. Dans un entretien en 1928, il déclare : « pour moi, la musique telle qu’elle sort des instruments, des partitions – qu’il s’agisse de Beethoven ou d’un autre – contient peu de vérité. C’est sans doute que – c’était un peu étrange, vous savez – il arrivait, quand quelqu’un me parlait, que je ne comprenne pas ses mots, juste leur cadence mélodique ! Je savais tout de suite ce qui se passait en lui : je savais ce qu’il ressentait, s’il mentait, s’il était troublé, et pendant que cet homme me parlait – il pouvait s’agir d’une conversation banale – je sentais par exemple, j’entendais qu’au fond de son âme, il pleurait. Les sons, les cadences mélodiques du parler des gens, de tous les êtres vivants d’ailleurs, contenaient pour moi la vérité la plus profonde. Et, voyez-vous, c’était mon besoin vital. Tout mon corps avait à travailler – c’était autre chose que les doigts sur le clavier. Je collecte les mélodies du parler depuis 1879 – j’en ai compilé une littérature énorme – vous savez, ce sont mes fenêtres dans l’âme et ce que je voudrais souligner, c’est que cela a une grande importance précisément pour la musique dramatique. »
C’est ainsi que s’est nourrie l’œuvre si singulière de Janacek, et ainsi que nous voulons mêler ici à la langue morave du Journal d’un disparu :
- le français, langue où nous nous parlons aujourd’hui, langue de ceux qui font ce spectacle et de ceux qui l’écoutent, langue qui nous permettra de porter le sens d’une façon directe, sans passer par des sous-titres.
- le rromani, langue des poètes Rroms, langue de Zefka, la belle Tsigane de Janacek, que nous voulons faire découvrir et entendre ici comme une langue de culture. Influencée par les divers parlers des populations qu’elle a traversées, elle dérive du sanskrit et possède des éléments de base en commun avec l’hindi, le nepali, le panjabi et autres langues du nord de l’Inde.
- Manuscrit autographe de Papusza
- source image : Site de Cairn Info
« E rromani ćhib si ćhib e jagaqi thaj e balvalaqi
Voj si e khamesqo disŏpen, e ruvesqo thomupen. »
« La langue rromani est langue de feu et de vent
elle est le soleil levant et le hurlement du loup. »
Rajko Djuric
Il s’agira pour le jeune pianiste Ienissei Ramic et moi, dans un travail de tisseurs, de mêler, d’entrecroiser ces mélodies du parler, de coudre ensemble musique et poésie pour créer cette prise de parole à plusieurs voix et donner à entendre, aujourd’hui, notre Journal d’un disparu.
En proposant dans chaque lieu à des ensembles vocaux de venir chanter le chœur de voix de femmes, nous développons ce principe de voix multiples, en l’inscrivant au cœur de la cité, pour remobiliser symboliquement ce collectif qu’il nous semble nécessaire de refonder autour de questions aussi fondamentales que l’ouverture à l’autre et l’émancipation.
- photo de la série « Feu », Mathieu Pernot
- source : Site de Mathieu Pernot
1 Pascal Quignard, la Nuit sexuelle, ed. Flammarion
2 JP Liégeois, Rroms et Tsiganes, ed. la Découverte »
Portrait de Louise Moaty © Anne-Sophie Soudoplatoff